Drame de Troll

Publié le par BaronBreton

Troll-Bridge-discworld.jpgCette nouvelle du Disque-monde, mettant en scène Cohen le Barbare, a été écrite par Terry PRATCHETT en 1992 à l'occasion d'un recueil en hommage à J.R.R TOLKIEN, Chanson pour J.R.R. TOLKIEN - L'adieu au roi (After the King-Stories in Honor of J.R.R. Tolkien)

Ce recueil est édité en France par Pocket.

Les éditions L'Atalante ont également publié cette nouvelle et l'ont distribué gratuitement avec l'achat du Guet des Orfèvres.

Cette histoire peut-être classée entre Les Zinzins d'Olive-Oued et Les petits dieux.







DRAME DE TROLL

Une nouvelle du Disque-Monde
par Terry Pratchett


Traduite par E.C.L. Meistermann


L
e vent soufflait des montagnes, emplissant l'air de fins cristaux de glace.
Il faisait trop froid pour qu'il neige. Par un tel temps, les loups descendaient dans les villages, les arbres au cœur des forêts explosaient en gelant.

Par un tel temps, les honnêtes gens restaient chez eux, devant la cheminée, à se raconter des histoires de héros.

C'était un vieux cheval. C'était un vieux cavalier. Le cheval ressemblait à une panière ratatinée ; l'homme donnait l'impression que la seule raison pour laquelle il ne tombait pas, c'était qu'il ne pouvait en trouver l'énergie. Malgré le vent âpre, il ne portait qu'un minuscule kilt en cuir et un bandage crasseux à un genou.

Il enleva de sa bouche un mégot baveux et l'éteignit sur sa main.

— Très bien, dit-il, allons-y.
— Tout cela est facile à dire pour toi, commenta le cheval. Mais que se passera-t-il si tu as encore l'un de tes vertiges ? Et ton dos te fait encore mal. Qu'est-ce que je ressentirai si je me retrouve mangé parce que ton dos t'a fait mal au mauvais moment ?
— Jamais cela ne se produira, répondit l'homme.


Il descendit sur les pierres glacées et souffla sur ses doigts. Puis, des fontes il sortit une épée dont le fil ressemblait à celui d'une scie mal entretenue, et il trancha l'air sans conviction.


— J'ai toujours le pouce aussi rond, dit-il.


Il grimaça et s'appuya contre un arbre.


— Je parie que cette foutue épée s'alourdit chaque jour.

— Tu devrais la ranger, tu sais, lui conseilla le cheval. Arrêtons pour aujourd'hui. Ce genre de chose à cette époque de ta vie... C'est une erreur.

L'homme fit rouler les yeux.

— Maudite soit cette foutue vente aux enchères de biens saisis. Voilà ce qui arrive quand on achète quelque chose qui a appartenu à un sorcier, dit-il en s'adressant au monde glacial qui l'entourait. J'ai examiné tes dents, j'ai examiné tes sabots, mais il ne m'est nullement venu à l'idée de t'écouter.
Et qui penses-tu qui enchérissait contre toi ? fit le cheval.

Cohen le Barbare resta appuyé contre l'arbre. Il était sûr d'arriver à se redresser, à présent.


— Tu as du mettre un vrai trésor à gauche, dit le cheval. Nous pourrions aller jusqu'à Margerie. Qu'en penses-tu ? Agréable, bien chaud. Un joli coin bien chaud près d'une plage quelque part, qu'en dirais-tu ?

— Je n'ai pas de trésor. J'ai tout dépensé. J'ai tout bu. Tout donné. Tout perdu, répondit Cohen.

— Tu aurais dû en épargner pour tes vieux jours.
— Je n'ai jamais pensé connaître de vieux jours.

— Un jour ou l'autre, tu mourras, dit le cheval. Ce pourrait bien être aujourd'hui.

— Je sais. Pourquoi t'imagines-tu que je sois venu ici ?

Le cheval se retourna et regarda le long de la gorge. La route, ici, était pleine de nid-de-poule et de crevasses. Des arbrisseaux poussaient entre les pavés. La forêt se pressait de part et d'autre de la chaussée. Dans quelques années, personne ne saurait plus qu'il y avait eu une route en ce lieu. Et, d'après les apparences, personne ne le savait plus aujourd'hui.

— Tu es venu ici pour mourir ?
— Non. Mais il y a quelque chose que je veux faire depuis toujours. Depuis mon adolescence.

— Ouais ?


Cohen essaya de se redresser. Les tendons envoyèrent leurs messages brûlants le long de ses jambes.

— Mon père, croassa-t-il. (Il se reprit) Mon père m'a dit... (Il fit un effort pour reprendre son souffle).
— Mon fils, proposa le cheval.

— Quoi ?

— Mon fils, répéta le cheval. Les pères appellent toujours leur gosse mon fils quand ils sont sur le point de leur communiquer leur sagesse. C'est bien connu.

— C'est un souvenir qui m'appartient.

— Pardon.

— Il m'a dit... Mon fils... oui, entendu... mon fils, quand tu auras réussi à vaincre un troll, tu seras capable de tout.

Le cheval cligna les yeux. Puis il se retourna et regarda de nouveau le long de la route malmenée par les arbres, jusqu'à la pénombre inquiétante de la gorge. Il se trouvait là un pont de pierre.
Une impression horrible se glissa en lui. Ses sabots résonnèrent nerveusement sur la route à l'abandon.

— Margerie, fit-il. Agréable et chaude.
— Non.

— A quoi bon tuer un troll ? Qu'auras-tu de plus quand tu auras tué un troll ?

— Un troll mort. C'est justement ça. De toute façon, je n'ai pas besoin de le tuer. Uniquement de le vaincre. Mano à... trollo. Et si je n'essaie pas, mon père se retournera dans son tumulus.

— Tu m'as raconté que c'est lui qui t'a chassé de la tribu quand tu avais onze ans.

— Ce qu'il a fait de mieux de toute sa vie. Il m'a appris à me débrouiller tout seul. Viens un peu ici, veux-tu ?

Le cheval s'avança. Cohen se saisit de la selle et se redressa totalement.

— Et tu vas combattre un troll aujourd'hui, fit le cheval.

Cohen farfouilla dans le sac de selle et sortit sa blague à tabac. Le vent fit s'envoler des bouts de tabac tandis qu'il se roulait une nouvelle cigarette à la main.

— Ouais.
— Et tu as fait tout ce chemin pour ça.

— Obligé. Quand as-tu vu pour la dernière fois un pont qui abritait un troll ? II y en avait des centaines, quand j'étais jeune. A présent, on trouve davantage de trolls dans les villes que dans les montagnes. Gras comme des cochons, pour la plupart. A quoi ont servi toutes les guerres que nous avons livrées? Maintenant... on traverse ce pont.

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C'était un pont solitaire au-dessus d'un petit torrent, blanc et traître au fond d'une vallée profonde. Le genre d'endroit où l'on...
Une forme grise surgit par-dessus le parapet et atterrit en posant ses pieds plats justes devant le cheval. Elle brandissait une massue.

— Très bien, grogna-t-elle.
— Oh... commença le cheval.

Le troll cligna les yeux. Les cieux hivernaux froids et nuageux réduisaient gravement la conductivité du cerveau au silicium d'un troll et il lui avait fallu tout ce temps pour se rendre compte que la selle était inoccupée.
Il cligna de nouveau les yeux, parce qu'il sentait soudain la pointe d'un poignard posée sur sa nuque.

— Bonjour, dit une voix près de son oreille.

Le troll déglutit. Mais très précautionneusement.

— Écoute, dit-il avec l'énergie du désespoir, c'est la tradition, d'accord? Avec un pont comme ça, faut bien s'attendre à un troll.

Mais une nouvelle pensée se glissa près de son esprit :

— Comment ça se fait que je t'ai pas entendu m'arriver dessus.
— Parce que je suis doué, lui répondit le vieillard.
— C'est exact, ajouta le cheval. Il a surpris davantage de gens que tu n'as fichu la frousse à tes repas.

Le troll coula prudemment un regard de côté.

— Foutre merde, chuchota-t-il. Tu t'imagines que t'es Cohen le Barbare, hein ?
— Et toi, qu'imagines-tu ? demanda Cohen le Barbare.
— Écoute, dit le cheval, s'il ne s'était pas enveloppé les genoux avec des vieux sacs, tu aurais entendu les cliquetis.

Il fallut au troll un certain temps pour démêler cette remarque.

— Oh là là, haleta-t-il. Et c'est sur mon pont. Oh là là !
— Quoi ? fit Cohen.

Le troll échappa à son étreinte et agita les mains frénétiquement.

— Très bien! Très bien! hurla-t-il comme Cohen s'avançait. Tu me tiens ! Tu me tiens ! Je discute pas ! Je veux seulement appeler ma famille, d'accord ? Autrement, personne voudra me croire. Cohen le Barbare ! Et c'est sur mon pont !

Son énorme poitrine de pierre enfla encore.

— Mon foutu beauf se vante tout le temps de son énorme foutu pont en bois, et ma femme arrête pas d'en parler. Hah ! J'aimerais voir la tête qu'il fera... Oh, non ! Que penses-tu de moi ?
Excellente question.

Le troll laissa tomber sa massue et se saisit de l'une des mains de Cohen.

— Je m'appelle Mica. Tu peux pas savoir quel honneur cela représente !

Il se pencha par-dessus le parapet.

— Beryl ! Monte un peu ! Amène les gosses !

Il se retourna vers Cohen, le visage rayonnant de bonheur et de fierté.

— Beryl racontait tout le temps qu'on devrait déménager, trouver mieux, mais je lui répétais que le pont était dans la famille depuis des générations, il y a toujours eu un troll sous le Pont de la Mort. C'est la tradition.

Une énorme troll femelle portant deux bébés grimpa lourdement la rive, suivie par une kyrielle de trolls plus petits. Ils s'alignèrent derrière leur père en considérant Cohen solennellement.

— Voici Berryl, dit le troll. (Sa femme regardait Cohen d'un air maussade.) Et voici... (Il propulsa devant lui une réédition renfrognée et modèle réduit de sa personne, agrippée à une version mineure de sa massue)... voici mon fiston Poudingue. Du solide. Il reprendra le pont quand je serai parti, hein, Poudingue ? Regarde, fiston, voici Cohen le Barbare ! Qu'est-ce que t'en penses ? Sur notre pont ! On a pas que de gros richards de marchands mous comme ton oncle Pyrite, tu vois, dit le troll en s'adressant à son fils mais en décochant une grimace à sa femme. On a des héros authentiques, comme au bon vieux temps.

La femme du troll examinait Cohen de la tête aux pieds.

— Fortuné, celui-là ? demanda-t-elle.
— La fortune n'a rien à voir avec ça.
— Vous allez tuer notre papa ? demanda Poudingue d'un ton soupçonneux.
— Bien sûr, fit Mica d'un ton sévère. C'est son boulot. Et alors je passerai à la postérité dans une chanson et une légende. C'est Cohen le Barbare et pas un pauvre bougre du village avec une fourche. C'est un héros célèbre venu jusqu'ici nous voir, alors un peu de respect, s'il te plaît.
— Excuse-le, messire, dit-il à Cohen. Les gosses d'aujourd'hui. Tu sais comment ils sont.

Le cheval se mit à ricaner.

— Écoute... commença Cohen.
— Je me rappelle quand mon Papa m'a parlé de toi ; j'étais encore caillou, dit Mica. « il arpente le monde tel un closse », disait-il.

Il y eut un silence. Cohen se demanda ce que pouvait bien être un Cosse et il sentit le regard adamantin de Beryl fixé sur lui.

— C'est simplement un petit vieillard, dit-elle. II n'a rien d'héroïque, apparemment. S'il est si doué, pourquoi il est pas riche ?
— Ecoute un peu... commença Mica.
— Voilà donc ce qu'on attendait, hein ? fit sa femme. Tapis sous un pont tout troué depuis tout ce temps ? A attendre des gens qui ne viennent jamais ? A attendre des petits vieillards aux jambes arquées ? J'aurais dû écouter ma mère ! Tu veux que je laisse notre fils sous un pont en ruines à attendre qu'un petit vieillard vienne le tuer ? Voilà ce que ça représente, d'être un troll ? Eh ben, ça, jamais !

— Allons, tu vas...
— Hah ! Pyrite n'attrape pas des petits vieillards ! Il se trouve de gros marchands bien gras ! Lui, c'est quelqu'un
! Tu aurais dû partir avec lui quand il te l'a proposé.
— Plutôt manger des vers !

— Des vers ? Hah ! Depuis quand on peut s'offrir des vers ?
— Est-ce qu'on peut se parler? dit Cohen au troll.

Il se dirigea vers l'autre extrémité du pont en faisant osciller son épée au bout du bras. Le troll le suivit lourdement.

Cohen prit sa blague à tabac. II leva les yeux sur le troll et lui tendit le petit sac.

— Tu fumes ?
— Ce truc peut te tuer, dit le troll.
— Oui, mais pas aujourd'hui.
— Je t'interdis de t'acoquiner avec tes bons à rien de petits copains ! Beugla Beryl de l'autre bout du pont. Aujourd'hui, il faut que tu ailles à la scierie ! Tu sais bien que Silex a dit qu'il pourrait pas te garder si tu prenais pas ton travail au sérieux !

Mica accorda à Cohen une petite grimace chagrine.

— Elle me soutient énormément, dit-il.
— Je ne veux pas redescendre tout le torrent pour aller te récupérer ! Gronda Beryl. Parle-lui donc un peu des boucs, Monsieur Super Troll !
— Des boucs ? fit Cohen.
— Je sais rien des boucs. Elle arrête pas de jacasser au sujet des boucs. Je ne sais strictement rien des boucs. (II grimaça).
— Ils regardèrent Beryl faire redescendre les jeunes trolls en bas de la rive et dans les ténèbres sous le pont.
— En réalité, dit Cohen quand ils furent seuls, je n'avais pas l'intention de te tuer.

La figure du troll s'allongea.

— Vraiment ?
— Je voulais uniquement te jeter par-dessus le pont et m'emparer du trésor que tu possédais.
— Vraiment ?

Cohen lui tapa sur l'épaule.

— En outre, ça me fait plaisir de voir des gens qui ont la... mémoire longue. Voilà ce qui manque à ce pays. La mémoire longue.

Le troll se mit au garde-à-vous.

— J'essaie de faire de mon mieux, messire, dit-il. Mon petit veut aller travailler en ville. Je lui ai dit qu'il y a près de cinq cents ans que ce pont abrite un troll...
— Si tu veux donc bien me donner ton trésor, je pars et je te laisse.

Le visage du troll se rida soudain sous la panique.

— Un trésor ? J'en ai pas.
— Oh, allons donc. Un pont costaud comme ça ?
— Ouais, mais personne passe plus sur cette route. Tu es le premier depuis des mois, en vérité. Beryl raconte que j'aurais dû rejoindre son frère quand on a construit la nouvelle route sur son pont, mais... (Sa voix se fit plus forte)... je lui répète que les trolls sont sous ce pont depuis...
— Ouais, fit Cohen.
— L'ennui, c'est que les pierres se descellent tout le temps, ajouta le troll. Et tu peux pas croire combien se font payer les maçons. Foutus nains. On peut pas se fier à eux. (II se pencha vers Cohen.) Si tu veux savoir la vérité, il faut que je travaille trois jours par semaine à la scierie de mon beau-frère pour joindre les deux bouts.
— Je croyais que ton beau-frère avait un pont ?
— L'un d'eux. Mais ma femme a autant de frères que les chiens ont de puces. (Le troll considéra sombrement le torrent.) Y en a un qui est marchand de bois à Eau-Régale, un autre qui a ce pont, et puis le gros qui est marchand à Aspre-Mont. Tu appelles ça un travail honnête pour un troll?
— L'un d'eux au moins est dans les ponts.
— Dans les ponts ? Il reste toute la journée assis dans une guérite à faire payer une pièce d'argent aux gens qui veulent passer ! Et la moitié du temps il est même pas là ! II rémunère un nain pour faire le boulot ! Et il se dit troll ! On le distingue pas d'un humain à moins d'être à un pas de lui !

Cohen hocha la tête d'un air compatissant.

— Tu sais, dit le troll, il faut que j'aille dîner avec eux toutes les semaines ! Tous les trois ! Et il faut que je les entende dire qu'on doit vivre avec son époque...

Il tourna son gros visage triste vers Cohen.

Quel mal à être un troll sous un pont ? demanda-t-il. J'ai été élevé à être un troll sous un pont. Je veux que le petit Poudingue soit troll sous un pont après ma disparition. Quel mal à cela ? Il faut qu'il y ait des trolls sous les ponts ! Autrement, à quoi sert ce monde ? A quoi ?

Ils s'appuyèrent sur le parapet d'un air morose et contemplèrent l'eau blanche.

— Tu sais, dit lentement Cohen, je me rappelle quand on pouvait chevaucher d'ici jusqu'aux Monts de la Lame sans rencontrer un seul être vivant. (II manipula son épée.) Du moins qui reste longtemps vivant.

Il jeta son mégot de cigarette dans les eaux.

— A présent, ce ne sont plus que des fermes. Rien que de petites fermes exploitées par de petites gens. Et des clôtures partout. Partout où on regarde, des fermes, des clôtures et des petites gens.
— Elle a raison, naturellement, dit le troll en continuant une conversation intérieure. Sauter sur les gens qui passent sur un pont, ça a pas d'avenir.
— Ce que je veux dire, continua Cohen, c'est que je n'ai rien contre les fermes. Ni les fermiers. Il en faut bien. C'est simplement qu'auparavant ils se trouvaient aux marges, loin d'ici. Et maintenant les marges sont ici !
— Repoussées sans cesse, dit le troll. Sans cesse changées. Comme mon beau-frère Silex. Une aciérie ! Un troll qui dirige une aciérie ! Et il faudrait que tu voies le désastre qu'il a fait de la forêt de Coupombre.

Cohen, surpris, releva les yeux.

— Quoi, elle qui était habitée par les araignées géantes ?
— Des araignées ? Y a plus une seule araignée, maintenant. Rien que des souches.
— Des souches ? Des souches ? J'aimais beaucoup cette forêt. Elle était... eh bien, elle était sombre et inquiétante. On ne trouve plus rien de sombre et inquiétant. On savait vraiment ce qu'est la terreur, dans une forêt comme ça.
— Tu veux quelque chose de sombre et inquiétant ? Il y replante des épicéas.
— Des épicéas !
— C'est pas une idée à lui. Il est pas capable de faire la différence entre deux arbres. Ça revient à Argile. C'est lui qui lui a suggéré.

Cohen eut un vertige.

— Qui est Argile?
— J'ai dit que j'ai trois beaufs, pas vrai ? C'est le marchand. Il a affirmé qu'en replantant ce serait plus facile de vendre le terrain.

Il y eut un long silence tandis que Cohen digérait cette dernière information. Puis il annonça :

— On ne peut pas vendre la forêt de Coupombre. Elle n'appartient à personne.
— Ouais. Il dit que c'est pour ça qu'on peut la vendre.

Cohen tapa du poing sur le parapet. Un bout de pierre se détacha et tomba dans la gorge.

— Pardon, fit-il.
— C'est rien. Il tombe toujours des bouts, comme je te l'ai dit.

Cohen se retourna.

— Mais qu'est-ce qui se passe ? Je me rappelle toutes ces guerres terribles. Pas toi ? Tu as dû aussi te battre.
— Ouais, j'avais ma massue.
— C'était censé être pour un avenir tout neuf et magnifique, la loi et le reste. C'est ce que tout le monde disait.
— Eh bien, je me suis battu parce qu'un gros troll avec un fouet m'a conseillé de le faire, expliqua prudemment Mica. Mais je vois ce que tu veux dire.
— Je veux dire qu'il n'était pas question de fermes et d'épicéas. Non ?

Mica baissa tristement la tête.

— Et me voilà avec mon semblant de pont. Je suis vraiment désolé. Tu fais tout ce chemin et puis...
— Et puis, il y avait bien un roi, ajouta Cohen en regardant l'eau. Et je crois qu'il y avait encore des sorciers. Mais oui, il y avait un roi. Je suis tout à fait certain qu'il y avait un roi. Je ne l'ai jamais rencontré. Tu sais ? (Il fit un large sourire au troll.) Je ne me souviens même pas de son nom. Je crois qu'on ne m'a jamais donné son nom.

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Environ une demi-heure plus tard, le cheval de Cohen émergeait des bois sombres pour avancer sur la lande sinistre battue par le vent. II marcha lourdement pendant un moment avant de dire :

— Très bien... Combien lui as-tu donné ?
— Douze pièces d'or, répondit Cohen.
— Et pourquoi lui avoir donné douze pièces d'or ?
— Parce que je n'en avais pas une de plus.
— Tu dois être fou.
— Quand j'ai commencé dans le métier de héros barbare, expliqua Cohen, tous les ponts avaient un troll en dessous. Et on ne pouvait pas traverser une forêt comme celle-ci sans qu'une douzaine de gobelins essaient de te couper la tête. (Il poussa un soupir.) Je me demande ce qui a bien pu leur arriver.
— Toi, répondit le cheval.
— Eh bien, c'est vrai. Mais je me suis toujours imaginé qu'il y en aurait de nouveaux. J'ai toujours cru qu'il y aurait de nouvelles marges.
— Quel âge as-tu ? demanda le cheval.
— Sais pas.
— Tu es en tout cas assez vieux pour comprendre.
— Ouais. Exact.

Cohen alluma une nouvelle cigarette et toussa jusqu'à ce que les larmes lui montent aux yeux.

— Ton esprit ramollit !
— Ouais.
— Donner ton dernier dollar à un troll !
— Ouais.

Cohen souffla un filet de fumée en direction du coucher de soleil.

— Pourquoi ? Cohen fixait le ciel. La lumière rouge était aussi froide que les pentes de l'enfer. Une bise glacée soufflait sur les steppes, fouettant ce qui restait de sa chevelure.
Par égard pour ce qui devrait être.
— Peuh !
— En souvenir de ce qui fut.
— Peuh !

Cohen baissa les yeux. II eut un large sourire.

— Et pour avoir trois adresses. Un jour, je mourrai, dit-il. Mais pas aujourd'hui, je pense.

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Le vent soufflait des montagnes, emplissant l'air de fins cristaux de glace. II faisait trop froid pour qu'il neige. Par un tel temps, les loups descendaient dans les villages, les arbres au cœur des forêts explosaient en gelant. Seulement, en ce temps-là, les loups étaient de plus en plus rares, et les forêts de moins en moins nombreuses.

Par un tel temps, les honnêtes gens restaient chez eux, devant la cheminée.

A se raconter des histoires de héros.



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